Dans son ouvrage combinant mémoires et essais critiques, Depression : A public Feeling, Ann Cvetkovich explore le concept de dépression politique. Qu’elle tire ses origines d’un bouleversement politique – qu’il s’agisse de la montée du fascisme, des catastrophes naturelles, de la prédation de l’État policier, de l’incessante propagande de guerre, d’une menace épidémique, d’une crise du logement ou de la violence domestique – cette maladie à la fois physiologique et sociale crée une tension entre « les choses du quotidien » et « l’urgence d’un désastre ». Sur le plan cinématographique, la dépression politique se traduit par une imagerie dense, tantôt statique, tantôt incontrôlée, tremblante et méconnaissable. La dépression politique provoque une vision éclatante, stratifiée, laborieuse – une « attention divisée ».

Dans Attention divisée, une programmation présentant des œuvres de la collection du Canadian Filmmakers Distribution Centre (CFMDC), l'avant-garde cinématographique reflète les textures et sensations de ce sentiment public. Pensez à l'ennui des trajets quotidiens, où une ouvrière assise dans un bus bondé entre et sort d'un sommeil saccadé, cataloguant du regard les nombreux passants. Une population en transit éclairée par des lampadaires, en concurrence avec des ampoules incandescentes et des devantures de magasins criardes, observée par la fenêtre arrière.

La superposition et la surimpression des figures des passagers, s’imprimant de manière spectrale sur le mouvement du trafic apparaissant aux fenêtres d’un autobus bondé. Ces images éclairent pour moi les principes du cinéma structurel de P. Adams Sitney : plan fixe (image fixe du point de vue du spectateur), effet de clignotement, tirage en boucle et refilmage d'écran. En termes plus simples, ce mode de film exige que la forme cinématographique prenne le pas sur les préoccupations narratives, qui sont rarement pressantes, voire souvent inexistantes. Mes réflexions sur le cinéma structurel dans Attention divisée s'appuient donc sur des fragments vivants et viscéraux de l'espace public, empreints d'une intimité étrangère et chargés d'une présence absente.

Formé en 1967, le CFMDC est un distributeur de films indépendants et d'avant-garde et un centre d'artistes autogéré qui priorise la rémunération des cinéastes. L’organisme porte en lui cette réflexion sur le paysage, le travail et l'ennui. Par exemple, le traité visuel WVLNT : Wavelength for Those Who Don’t Have the Time (2003) de Michael Snow, où des reflets translucides sont filtrés à travers des portes et des luminaires, met en scène la tension entre des éléments mobiles et stagnants dans une seule image fixe, à travers un passage du temps compressé. L'œuvre Solidarity (1973) de Joyce Wieland capture à coups de gros plans les motifs de bottes et de talons des travailleuses unies, leurs pas s'enfonçant dans l'herbe rosée lors d’une marche de protestation pendant la grève contre Dare Foods à Kitchener. Dans la Performance Trilogy de Martha Davis, un passager des transports en commun ou un passant dans la rue se transforment en artiste étoilé (UR Lucky, 1983); un escalier roulant se transforme en rideau levé (Snow Search, 1985); et le coin de la rue devient une scène de théâtre (Making a Scene, 1984). Lorsqu'ils sont clairsemés et inhabités, ces mêmes trottoirs urbains en béton remettent en question leur parenté avec le paysage naturel et la vaste campagne ontarienne pas si lointaine, racontée dans l'impressionniste et pittoresque Dandelions (1995) de Dawn Wilkinson. De la même manière, sous forme de journal monochromatique, les extérieurs glacés sont pondérés par des visions de géographie abandonnée et de souvenirs domestiques, dans la confession familiale et photographique de Phillip Hoffman, On the Pond (1978).

Au fil de cette programmation, les ondulations bleues, noires et grises d’un doux crépuscule se transforment en une aube nerveusement léthargique. Tandis que certaines œuvres se ressentent de « l'inertie et du désespoir » inhérents à la conception du sentiment public de Cvetovich, d'autres révèlent comment ces symptômes guident « de nouvelles façons de penser l'agentivité », se transformant en « sites de publicité et de formation » pleins d'espoir. Attention divisée assure un accès spécifique à une collection formellement rigoureuse et centrée sur le paysage, recadrant les œuvres historiques comme des textes à l'émotion irrésistible oscillant entre le séduisant et l'ennuyeux; des œuvres singulièrement urbanistiques, intrinsèquement diasporiques, parfois plaintives, voire curieusement - de manière générale, mutuellement, publiquement - dépressives.

Aaditya Aggarwal
Coordonnateur des collections et de la programmation
CFMDC

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