Résumé
En Martinique, une malédiction vise les hommes, qui disparaissent. Un groupe d’ami·e·s se retrouvent pour parler de leur rapport à l’île.
L'avis de Tënk
Selon une fixité et une longueur de plan juste assez insistantes pour que le regard prenne ses aises au sein du paysage, la cinéaste et plasticienne Aliha Thalien ouvre Nos îles à partir des rives et abords de la Martinique dont elle est originaire. Le cadrage fermement posé sur les mouvements naturels captés en des plans d'ensemble qui peu à peu se resserrent instille dès l'ouverture un jeu de conscience, une sensation palpable d'être saisie comme spectatrice entre distance et immersion. Apparaîtra également ce rocher esseulé dans la mer, en lequel on se projette comme dans le visage d'un ami. Le dialogue entre les éléments, montagne, palmiers, ciel, denses sons ambiants, se tisse doucement, lentement, en profondeur. Où nous situons-nous devant ces plans d'un pays aussi ouvertement beaux? La question me traverse.
Et puis par l'entremise d'une motocyclette qui nous fait pénétrer à l'intérieur des terres, nous voici soudainement tout près de jeunes personnes qui, à la façon d'un groupe pictural étendu dans l'herbe, bavardent, pratiquent une amitié entièrement offerte au soleil de l'après-midi. De quoi parle-t-on? Des papas qui disparaissent en allant acheter le lait, de phobie de l'eau, de préférence de se concentrer sur soi-même, toutes paroles naturelles circulant, de la même façon que notre regard plus tôt circulait d'un élément à l'autre, entre les individus. Le jeu de la conscience s'est déplacé, nous voici maintenant interrogeant notre proximité vis-à-vis de ces ami·e·s qui manifestement se sentent soudé·e·s. Dans cette foulée, la caméra s'est aussi rapprochée de leur visage que nous admirons maintenant comme tantôt ce beau rocher de mer. Et ainsi tout près de ces personnes dont la vitalité interne nous est de même photogéniquement révélée, nous nous retrouvons au creux d'une confiance respectueusement entrouverte, écoutant le groupe discuter d'indépendance, détailler des conditions de vie imposées par les « békés » — créoles blancs issus de l'immigration française —, penser ensemble une situation coloniale, alors que par contraste s'agite en arrière-plan un drapeau français.
Après cette furtive incursion intime au point de devenir politique, nous retournerons alors à des plans fixes de nuit, nous sortirons de l'intérieur des terres — une journée s'est passée? — et puis irons avec ce même groupe d'ami·e·s recueillir quelques rumeurs à propos de l'énigmatique rocher de départ. Nous le laisserons, avec et parmi ces jeunes gens, continuer d'ouvrir nos horizons intérieurs.
Maude Trottier
Rédactrice en chef, revue Hors champ