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59 min
France, 1968

Production : ORTF - Office de Radiodiffusion-Télévision Française
Français

Grand entretien



Résumé


Isolé et marginal, le cinéma québécois a longtemps existé grâce à l’engagement et à l’énergie de ses créateur·trice·s qui s’investissent – du documentaire à la fiction – pour un cinéma de création tantôt sérieux, tantôt décalé, en témoignant de l’identité et des problèmes sociaux du Québec. En août 1967, l’émission culte Cinéastes de notre temps rencontrait les réalisateurs Arthur Lamothe, Michel Brault, Gilles Groulx, Claude Jutra et Jean Pierre Lefebvre pour discuter des enjeux propres au cinéma québécois à cette époque.

L'avis de Tënk


« Tout le cinéma en fait c’est pour (…) renvoyer à la réflexion de chacun, c’est pas pour donner des leçons et c’est pas pour embrigader personne. C’est comme une bande-annonce pour dire (…) : n’oubliez pas de vous interroger, (…) c’est votre vie, c’est vous. » - Gilles Groulx

L’approche attentive de Jean-Louis Comolli, à travers la mythique série Cinéastes de notre temps, avait consacré un épisode méconnu mais plus qu’honorable au cinéma québécois des années 60. Sur le pont Jacques-Cartier puis en traversant la Richelieu comme dans un retour aux sources historiques, il y faisait témoigner le charme et l’acuité de cette génération en quête de cinéma avec la sagesse douce de Michel Brault, l’impétuosité aventurière de Lamothe, l’aisance un peu roublarde de Jutra et l’espièglerie tragique de Groulx qui trouve sa résonance à la fin du film avec la naïve et lucide impertinence du cadet de la bande, Jean Pierre Lefebvre. 

Tous évoquent directement ce qui semble les hanter à l’époque : l’influence de l’empire anglo-américain et les adversités qu’il suscite, que ce soit à travers la question historique de la conquête (Brault), le dépeçage des territoires autochtones par les compagnies d’exploitation et les clubs privés (Lamothe) ou la question identitaire (Groulx) : « Si on veut vivre selon ce qu’on a appris, ce qu’on connaît de soi et des autres c’est très difficile. Mais si on veut se transformer, si on veut se mettre au pas, si on veut consommer américain et si on veut parler anglais, ça va marcher. Alors on aurait accumulé 300 ans pour rien, on aurait tout perdu. Ce serait dommage. Ce serait dilué, ça se perdrait, ce serait le melting-pot, le ghetto. », déclare celui-ci. À la toute fin du film, devant un Comolli amusé et crédule, sur la banquette arrière d’une auto qui déambule sous les néons du secteur touristique du centre-ville montréalais et de ses clubs de strip-tease, Lefebvre déshabille un jouet G.I. Joe en racontant un projet de film improbable : une « cantate yéyé » dans laquelle un général québécois, une espèce d’Alexandre Nevski, « déclarerait la guerre aux Américains avec comme tactique de satisfaire tous leurs rêves et toutes leurs frustrations politiques, sexuelles ou sociales à l’heure [1967] où ils se révèlent le peuple le plus frustré au monde avec la guerre au Vietnam ».

Avec du recul cependant, c’est une autre lutte que le film laisse transparaître, interne celle-ci, abordée furtivement par Groulx et Brault lorsque celui-ci évoque l’embourgeoisement du Québec moderne naissant (celui-là même des cinéastes), déjà consentant et déjà au faîte de l’inéluctabilité de son adhésion et de son assujettissement à toutes les séductions libérales, et dont témoigne puissamment Claude Jutra avec toute l’aisance et le chic décontracté de son éloquence urbaine. Au milieu d’une grande salle d’ordinateurs IBM qu’il fait visiter à Comolli, Jutra trépigne d’admiration devant le caractère d’immédiateté et d’instantanéité des nouveaux moyens à la disposition des 16-17 ans avec les ordinateurs, ainsi que leur « naturel, sans même en être épaté » à « s’exprimer de façon totale et immédiate »… « La création très vite s’appropriera tous ces nouveaux moyens, parce que la création est curieuse, la création est avide », dit-il, sans mesurer sans doute le double sens potentiellement funeste du même mot. En fébrile représentant de commerce, il prophétise déjà la « fin très rapide du cinéma tel qu’on le connaît, appelé à disparaître » et décrit la nouvelle attitude consumériste en germe chez le spectateur : « Qu’est-ce que je vois, qu’est-ce que ça vaut, est-ce que ça m’intéresse et qu’est-ce que ça m’apporte? ».

Parti de la conscience politico-historique de Brault, Lamothe et Groulx, le film nous fait ainsi prendre acte de la vision de Jutra, apprivoisée, malléable et inéluctable, qui se retrouve bientôt mécaniquement en porte-à-faux avec celle, flamboyante et perdue d’avance, qui clôt le documentaire avec le jeune Lefebvre. S’il partage le constat des premiers et devine l’inévitable avènement professé par le second, Lefebvre cependant déjoue les deux attitudes plus ou moins mimétiques de l’identité figée et de l’identité fluide. Au Québec du présent, il ne semble vouloir fournir aucun alibi passéiste et victimaire à « cet état de léthargie atroce, cet état de froid dans lequel nous sommes depuis tellement longtemps », qu’il attribue au fait d’avoir abandonné les questions importantes entre les mains des élites religieuses et politiques. Mais au progressisme zélateur de Jutra, il oppose le panache d’une alternative beaucoup plus radicale, audacieuse, transgressive : « la bataille la plus considérable que l’on a à mener actuellement est contre le spectateur, surtout quand on essaie un peu de rire de lui »… 

L’ironie cinglante, tous azimuts et irréductible à une seule thèse des images du Révolutionnaire (1964) qui entrecoupent l’entrevue, apparaît en miroir de cette démarche qui embrasse et dépasse toutes les autres, de cette nécessité féconde et vivifiante d’appréhender tous les enjeux de front en dépit de l’impossibilité tragique de jamais y parvenir, ainsi que de ce projet existentiel et vital résumé par l’intéressé : « faire remonter un noyé à la surface ».

 

Simon Galiero
Réalisateur, auteur et éditeur
du journal documentaire Communs.site

 

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