Résumé
Dans un village arménien, cinq femmes de plusieurs générations se racontent leurs histoires et débattent de la vie et de la guerre en préparant le lavash. Ce pain fin dont la pâte est simplement composée de farine, de blé et d’eau constitue une tradition arménienne – et il est inscrit depuis 2014 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité à l’UNESCO. C’est dans ce lieu uniquement dévolu à cet usage que les femmes – traditionnellement les seules à investir cet espace – peuvent parler de sujets intimes.
L'avis de Tënk
Espace-temps secret et protégé des alentours patriarcaux, le tonratun (fournil) fonctionne comme un cabinet de psychothérapie qui libère les paroles de femmes arméniennes qui s’y réfugient pour fabriquer et cuire le lavash. La documentariste Inna Mkhitaryan, que l’on entend d’abord hors champ, s’invite de plus en plus dans le cadre pour poser ou reformuler des questions, sans jamais juger. Elle prend presque le rôle d’une professionnelle de la santé mentale à mesure que les discussions deviennent sensibles et intimes, arrachées à coup de larmes et d’allers-retours entre récits du passé et du présent.
Entre séances de pétrissage et de cuisson du pain dans le tonir, four vertical où viennent se coller la pâte aux parois brûlantes, on y parle de la guerre avec la Turquie ayant conduit à la perte d’une grande partie du territoire de l’Arménie, de son intégration à l’URSS, du tremblement de terre, de la chute de l’URSS, du travail forcé. On y parle surtout du sacrifice de ces femmes dont la vie a été consacrée à leur rôle de mères avec des avortements à répétition pour privilégier la naissance de garçons et des maris absents ou contrôlants. Portant ces fardeaux, elles ont renoncé toute leur vie à rêver, à s’échapper de leur milieu social et de leur village. Leurs paroles qui se délient apparaissent comme l’incarnation d’un sacrifice naturel alors qu’il est le fruit d’une société traditionnelle plongée dans les malheurs de tout un peuple.
La photo magnifique, proche de la peinture classique du 17e et 18e siècle, fait penser à des œuvres de Murillo et de Giacomo Ceruti qui immortalisaient, dans des scènes de genre, des familles de paysans pauvres, mais dignes. Tonratun, l'histoire de l'Arménie racontée par les femmes est bien une peinture vivante du réel, une peinture animée, parlante et profondément féministe. Le feu crépite dans le fournil, chassant les mauvais esprits, les mauvais souvenirs, dans un décor cathartique.
Bruno Boëz
Producteur, critique et programmateur