Résumé
Après l’invasion soviétique de Prague, une jeune photographe s’efforce de s’affranchir des contraintes de la normalisation tchécoslovaque et entreprend un voyage féroce vers la liberté, capturant ses expériences sur des milliers de photographies intimes.
L'avis de Tënk
Si, comme l’a dit Jean-Luc Godard, « La photographie, c'est la vérité et le cinéma, c'est vingt-quatre fois la vérité par seconde », I’m Not Everything I Want to Be pourrait en être la démonstration définitive. Techniquement parlant (et c’est à cela que Godard fait référence, bien sûr), tout film est composé d’un grand nombre d’images statiques, et le mouvement que l’on y perçoit est illusoire. Mais peu de films consistent exclusivement, comme le merveilleux documentaire de Klára Tasovská, en un enchainement de photos existantes, tantôt accéléré pour simuler de petites « scènes », tantôt ralenti de sorte que l’on peut regarder l’image plus attentivement, presque comme on le ferait dans une exposition.
À cette construction originale de l’image s’ajoute un double travail sur le son : des effets sonores inventifs accompagnent la succession des photos pour en renforcer l’efficacité narrative; et tout au long du film, on entend la protagoniste, la photographe tchèque Libuše Jarcovjáková, lire des extraits de son journal intime correspondant au temps des photos que l’on voit à l’écran. Les textes, comme les images, sont intimes au sens fort du terme : il y est question d’amour, de sexe, de santé mentale, de vision artistique, d’ambition ou de désespoir. Mais chez Jarcovjáková, le personnel est politique, et le politique est poétique. La période racontée dans le film va de 1968, date fatidique dans l’histoire tchécoslovaque avec le malheureux Printemps de Prague et l’invasion soviétique qui l’a suivi, à 1989 et la chute du communisme en Europe de l’Est; durant ces deux décennies, les conditions politiques changeantes, mais toujours tendues, ont eu un impact très direct sur la vie privée, le quotidien et les sentiments.
I’m Not Everything I Want to Be parle de photographie et utilise les photos « d’époque » comme seule matière première visuelle; il s’agit donc d’une mise en abyme permanente, d’autant plus que la « fotografka » qu’est Jarcovjáková s’exprime souvent sur son art, et photographie parfois ses propres photos : exposées, en cours de développement ou négligemment déposées sur une table. Mais subtilement, la réalisatrice nous propose aussi une théorie filmée du cinéma : elle déconstruit analytiquement les éléments qui font un « film », pour ensuite les mettre ensemble et raconter avec fluidité l’histoire d’une autre faiseuse d’images.
P.-S. - Quand j’ai vu ce film au Festival du Nouveau Cinéma en 2024, j’étais un peu frustré par l’impossibilité d’arrêter le film de temps en temps pour bien regarder une photo particulièrement envoûtante, un détail éloquent ou une personne intrigante; tout s’enchainait trop vite. Sur Tënk, c’est enfin possible!
Itay Sapir
Professeur d'histoire de l'art
Université du Québec à Montréal